Avec pour seuls outils un cahier Clairefontaine et des crayons de couleur, l’architecte colombien Simon Vélez décline des structures complexes en bambou guadua. Retour sur trois réalisations exemplaires dans leurs empreintes sociales et environnementales.
En Europe, Simon Vélez s’est fait un nom dans le champ de l’architecture par l’entremise d’Alexander von Vegesack et Jean Dethier, qui l’ont « découvert » en Colombie dans les années 1980. En Charente, sur le domaine de Boisbuchet (www.boisbuchet.org, lire AA 386), où il a animé plusieurs stages, il a laissé des témoignages construits de son art.
On se souvient aussi de son colossal pavillon de bambou installé en 2000 à l’Exposition universelle de Hanovre pour le compte d’une fondation de sauvegarde de l’environnement. En 2009 enfin, la reconnaissance internationale de Simon Vélez est confirmée par le Grand prix de la Fondation Prince Claus, aux Pays-Bas. Chez lui, l’architecte est une institution. Esprit libre, il n’est guère visible dans les milieux de l’académie, aux mains des épigones néo-modernes, dans l’ombre tutélaire de Rogelio Salmona.
Il peut déranger en bataillant contre la destruction du patrimoine des vieux quartiers espagnols de Bogota et contre la corruption endémique, mais n’en jouit pas moins d’une renommée qui lui permet une productivité exceptionnelle et lui vaut une audience respectée, jusqu’au sommet de l’état. En Colombie, comme dans de nombreux pays ayant subi le joug colonial, la commande d’architecture est l’affaire presque exclusive des milieux fortunés et c’est à la satisfaction de cette demande que Simon Vélez consacre le plus clair de son art. Or l’on sait, depuis Thorstein Veblen1, que les classes possédantes se livrent le plus souvent à la consommation ostentatoire la plus effrénée, et ce faisant prescrivent aux autres couches de la société les modes du paraître. C’est suivant ce mécanisme que l’architecture privée est généralement désastreuse au niveau formel et extrêmement dévoreuse d’énergie à force de recourir aux matériaux en vogue dans les pays riches. Par ce biais, elle s’impose aussi comme modèle, à la manière des trophy houses nord-américaines, devenues décors favoris des feuilletons télévisés et qui suscitent les déclinaisons sans fin de ses avatars. Jusqu’aux plus pathétiques.
L’existence de Simon Vélez, architecte, fils d’architecte et petit-fils de fermier passionné par la construction de ses infrastructures, est largement déterminée par les conditions du climat tropical, caractérisé par une équivalence immuable du jour et de la nuit, l’absence de saisons, la luxuriance et la diversité phénoménales de la végétation, y compris dans les altitudes élevées au climat frais. La côte colombienne fut explorée en son temps aussi bien par élisée Reclus que par Alexander von Humboldt – ce dernier en ramena un nombre considérable d’espèces végétales jusqu’alors inconnues des scientifiques. Pour les Colombiens, la botanique est une sorte de seconde nature, que Simon Vélez revendique. Ses origines rurales en font un fin connaisseur du patrimoine naturel et l’ont conduit très tôt à s’intéresser à une variété de bambou, espèce endémique des vallées colombienne : la guadua angustifolia2. En collaboration étroite avec l’ingénieur-constructeur Marcello Villegas (www.marcelovillegas.com), il a imaginé une série d’assemblages de tiges de bambou et développé un savoir-faire très spécifique, d’une grande précision. Sa mise en œuvre est exigeante, mais d’un niveau technique suffisamment simple pour être appliquée dans des conditions de chantiers forains très dispersés et ne disposant que d’un outillage assez simple. L’optimisation de cette technologie est à la base de l’organisation de ses chantiers, où il opère à l’aide d’une importante main-d’œuvre qualifiée.
Ils se structurent autour de chefs d’équipe, qui maîtrisent parfaitement les techniques d’assemblage, sur un code de représentations nécessaire et suffisant fait de dessins en couleur, à main levée, tracés sur un papier quadrillé, ainsi que sur les voyages incessants de l’architecte et un contact téléphonique permanent. Simon Vélez ne recourt aux représentations «modernes», montages 3D, rendus ou modelés informatiques, que pour complaire aux exigences d’agences publiques chargées de faire respecter les « bonnes pratiques » contemporaines. Le pragmatisme développé par Simon Vélez pour ses constructions en bambou guadua est typique de toute sa démarche. Il agit de manière analogue, qu’il travaille le béton, d’autres espèces de bois ou l’acier. Il se défend d’ailleurs avec énergie d’être un bambouseros et s’entend à merveille à distinguer les matériaux en leur assignant les fonctions les plus spécifiquement conformes à leurs performances. Sa stratégie est celle du judoka : il considère les forces en présence et leur applique une démarche d’une simplicité désarmante. C’est ainsi qu’il a su convaincre ses influents clients de se faire bâtir des résidences luxueuses, édifiées dans le matériau utilisé par les paysans les plus pauvres ! Déjouant ainsi le cercle vicieux tracé par Thorstein Veblen, il a réussi, grâce à ces prescripteurs d’opinion, à convaincre maintes grandes administrations publiques, des entreprises soucieuses de leur empreinte environnementale ou des municipalités, à adopter le bambou guadua et à assumer l’image qui lui est liée.
A l’étranger, le pavillon de Hanovre, dont il existe à Manizales un prototype ayant servi aux tests de charge, est l’œuvre la plus connue de l’architecte. Mais la plus spectaculaire et la plus astucieuse est sans doute la structure éphémère El nomadic museum, édifiée en 2008 sur la place de la Constitution, à Mexico, pour le compte du Rolex Institute et de l’artiste canadien Gregory Colbert. L’exposition Ashes and Snow avait trouvé, en 2005, un premier abri à Manhattan sur le Pier 54, à la hauteur de la 13e Rue, puis à Tokyo sous une structure provisoire gigantesque imaginée par l’architecte japonais Shigeru Ban. A Mexico, la réponse apportée par Simon Vélez au même défi révèle une finesse et une subtilité qui dépassent et transcendent largement le modèle. La question posée est la même : comment couvrir un espace d’exposition éphémère d’environ 5.000 m2 et abriter les infrastructures lourdes dans une série de containers de 40 pieds ? Là où Shigeru Ban a mis en œuvre d’énormes piles en carton, Simon Vélez fait porter ses paires de demi-fermes classiques sur deux surfaces réglées faites de tiges de bambou guadua, disposées entre deux tubes d’acier cintrés, de part et d’autre d’une membrane de tôle. L’espace couvert est libre d’appuis. Comme par ironie, Simon Vélez suspend à ses fermes des faisceaux de tiges de bambou auxquelles restent attachées les rhizomes ; il figure ainsi des colonnes et leur chapiteau. Le motif avoué est d’accroître la stabilité de l’ouvrage en chargeant la toiture, mais l’effet obtenu est d’interroger avec malice le dispositif primitif, la colonnade restant suspendue à un mètre au-dessus du sol !
La brièveté de cette présentation ne permet pas d’évoquer la grande diversité et la complexité des thèmes et des questions qui traversent l’œuvre de Simon Vélez, ni de lui rendre véritablement justice. Nous avons choisi pour cette première approche de nous limiter à trois réalisations, dont une est visible en France : le pavillon de bain, au bord de l’étang du domaine de Boisbuchet, permet de saisir l’essence du système constructif et des caractéristiques structurelles dont l’architecte décline à l’infini des variantes (à voir également sur le site, une salle de conférence et une petite maison). La maison de ville du peintre Carlos Jacanamijoy, à Bogota, donne à mesurer à la fois la diversité des matériaux sur lesquels s’exerce l’imagination créative de l’architecte et sa maîtrise délicate de la mise en espace, de la lumière et des fonctions. La structure éphémère de Mexico nous permet d’évoquer la place ironique et furtive qu’a prise l’architecte. Mais une place méritée autant que légitime dans un champ essentiel du débat architectural international, celui de l’architecture éphémère, légère dans son empreinte environnementale, et pourtant colossale dans l’usage social qu’elle procure.
AUTEUR : PIERRE FREY
PHOTOS : DEIDI VON SCHAEWEN ET PEDRO FRANCO
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